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Photo du rédacteurL.-J. Wagner

Une nouvelle pour déjouer l'ennui...

Dernière mise à jour : 7 avr. 2020

En 2008, j'avais participé au concours de nouvelles initié par la maison d'édition La Volpilière aujourd'hui disparue. Le thème : "Un parfum d'enfance". Le but : être publié dans le futur recueil du même nom. Je fis partie des finalistes et fus donc édité. Je ne croyais pas en mes chances, car le thème ne me séduisait pas et j'avais écrit une nouvelle volontairement éloignée des madeleines de Proust olfactives attendues. Je me permets de vous l'offrir pour faire passer un peu le temps en cette ère de confinement ! Voici donc Je suis la comète de Halley. Bonne lecture !


Je fus une comète. Pas n'importe laquelle. La plus connue de toutes. La comète de Monsieur Halley. Cela faisait 76 ans que les astronomes m'attendaient, qu'on me guettait dans le ciel et je devais enfin combler de mille feux mes admirateurs nocturnes. Il ne fallait pas décevoir mon public ! Maman avait brodé mon costume doré pendant des semaines qui me parurent interminables. Les comètes ne sauraient vagabonder dans l'univers, dénudées, sans leur parure enflammée ! Je m'installais à côté d'elle chaque soir avant d'aller me coucher, pour inspecter l'avancée des travaux. Elle ne cousait pas assez vite à mes yeux et je regardais, hypnotisée, ses mains agiles aller et venir sur le tissu de soie. Je finissais par m'endormir sur ses genoux. Mon père m'avait acheté une baguette surmontée d'une étoile en plastique jaune, ainsi qu'un bandeau parsemé de météorites fluorescentes. Et deux jours avant ma périhélie, j'étais fin prête ! Mon petit frère, attiré par les étoiles filantes en strass et en relief que notre mère avait imaginées et cousues, rampa jusqu'à moi et tira sur ma robe pour les toucher de ses petits doigts tout crottés. Il en récolta un vilain coup de baguette sur la caboche. On me réprimanda, mais les comètes n'avaient cure des blâmes. Renvoyée dans sa chambre, elle tournoya sur elle-même pour faire scintiller les dorures qui la revêtaient et s'écroula sur son lit, hébétée de bonheur et de fierté. La comète finit par s'endormir dans ses atours célestes.


En tant que Békée, j'étais fière d'incarner la comète de Halley pour la Martinique tout entière. Que j'y fusse née surprenait toujours les enfants métropolitains de mon âge, installés sur mon île pour quelques années, leurs parents ayant été mutés à Fort-de-France. En me voyant la peau si blanche, les cheveux si blonds, les yeux si délavés, ces petits Français nés dans l'Hexagone qui m'était inconnu et dont je parlais la langue, doutaient de mes origines antillaises. Seul trahissait mon accent créole. Ils me scrutaient et me palpaient comme un médecin découvrant un patient atteint d'une maladie rarissime, me questionnaient interminablement et finissaient par décréter que j'avais échoué sur la plage de Sainte-Anne suite à une croisière tragique, recueillie par un couple de Français pur beurre. Pourtant, la Martinique faisait partie du génome de ma famille depuis moult générations. Cette naissance caraïbe et ma longue chevelure d'or m'élurent au rang de comète. Mes cheveux s'amalgamaient à la traîne scintillante de celle qui revenait nous donner des nouvelles du cosmos un soir de février 1986, comme une halte dans son voyage perpétuel aux confins de l'univers. Je me représentais la comète de Halley comme une héroïne de la mythologie, condamnée à errer sans fin dans l'espace par une déesse jalouse de sa blonde beauté, qui faisait tourner la tête de tous les dieux de l'Olympe. Tous les 76 ans, elle était graciée, le temps de saluer les siens. Elle choisissait alors une jeune fille proche de sa physionomie d'antan pour revenir sur Terre et ce fut moi qu'elle adouba.


Ou plutôt que Mademoiselle Plantin adouba, un mois plus tôt. Notre institutrice de CE2. Parisienne, elle avait été mutée à la Martinique, s'imaginant un Paradis palpable et délectable. Mais les mygales, les scolopendres, les ravets, les cyclones et autres pluies tropicales diluviennes, achevèrent de la convaincre que le Paradis n'existait pas. Elle maudissait notre île où elle purgeait une peine de cinq ans d'enseignement. Tout Martiniquais qui l'approchait, y compris ses élèves, devenait un ennemi à châtier. Les seuls qui obtenaient ses faveurs étaient les Européens de passage, punis tout comme elle à ses yeux, ainsi que les Békés, car leur couleur de peau, blanche, était perçue comme une trahison naturelle à leur sang. Les autres ne recevaient que des coups de règle en fer sur les doigts, pour n'importe quelle raison. Nous assistions en silence à l'exécution de la sentence dès qu'un de nos petits camarades antillais ne connaissait pas par cœur sa table de multiplication. Un Blanc s'en sortait avec une petite grimace réprobatrice. Un Noir avait plutôt intérêt à présenter la main avec laquelle il n'écrivait pas, afin d'accueillir sa punition corporelle.


Mademoiselle Plantin était amoureuse de ma chevelure. Et quand le directeur de l'école demanda à ses instituteurs de choisir une élève martiniquaise pour incarner la comète de Halley, ma maîtresse s'empressa de vanter mes cheveux blonds et soyeux, ainsi que ma naissance à Saint-Pierre. Deux arguments imparables. Je fus l'Elue. Les autres élèves seraient déguisés en météorites ou en poussières d'étoiles et tous graviteraient autour de moi.


Solange, ma meilleure amie, Békée elle aussi, aux cheveux noirs de jais et aux yeux jaune sombre en amande, supporta très mal l'annonce de ma consécration. Elle me toisa du regard et me lança tout à trac :


« De toute manière, c'est tarte les comètes ! Tu seras parfaite. »


Et sur ces mots, elle demanda à Mademoiselle Plantin l'autorisation de changer de place. Je me retrouvai seule au premier rang. A la récréation, Solange me fuyait chaque fois que je tentais de l'approcher. La voir courir ainsi d'un bout à l'autre du préau pour m'éviter, amusa les autres élèves qui crurent à un jeu. Tant et si bien que tous s'évertuèrent à l'imiter et je devins isolée au beau milieu de la cour. Plutôt que de m'en attrister, je décrétai que j'incarnais mon rôle de comète à la perfection et que je tenais les autres corps célestes à distance, pour ne pas les consumer. En somme, de mon anathème, je les protégeais. Puisque la destinée de la comète de Halley était d'errer seule dans l'univers, j'en ferais de même dans ma cour de récréation.


Ma mère se montra très fière d'avoir engendré une comète, la plus spéciale de toutes et elle s'empressa de broder son chef d'œuvre au lieu de commander un banal costume sur catalogue. Les comètes de Halley avaient la cote et pullulaient dans les pages farces et attrapes de la lointaine métropole. Elle s'inquiéta toutefois de la solitude dans laquelle j'étais plongée à l'école quand elle vit les autres mères de petites filles de ma classe l'ignorer à leur tour. Elle subissait mon ostracisme de plein fouet et se retrouvait privée de commérages autour d'un bon bol de chocolat chaud. Elle en parla à Mademoiselle Plantin. Cette dernière trouva toute naturelle la jalousie collective de mes camarades et en profita pour me favoriser avec davantage de largesses. J'étais exempte de devoirs et d'interrogations écrites, je ramassais les meilleures notes sans avoir rédigé la moindre ligne, je n'avais plus rien à apprendre par cœur. Une comète en devenir ne devait pas s'épuiser avant le grand jour.



Au bout de trois semaines, les récréations devinrent redoutables. Heureusement qu'il n'y avait aucune pierre aux alentours pour me lapider, je n'aurais pas donné cher de ma peau. Je rêvais de me transformer en lézard pour me cacher dans un trou. Solange s'imposa en chef de troupe vouée à ma détestation. Envolées les années de maternelle où nous nous aimâmes dès la première poupée en madras convoitée simultanément. Disparues les vacances scolaires où nous plongions à la découverte de coraux multicolores, deux têtes dans le même masque et un tuba partagé pour des respirations alternées. J'aurais voulu pleurer, mais mon nouveau statut me l'interdisait. Je demeurai donc stoïque face à mes accusateurs en culottes courtes, excités par une guerrière en salopette orangée. Adossée contre un petit muret, loin de tous, j'imaginais de mille manières différentes comment j'allais saluer la foule acclamante au carnaval, les centaines de paires d'yeux émerveillés de rencontrer une comète de chair et de sang. Le calvaire des récréations prenait alors les contours d'un brouillard agréable. Je retournais en classe le sourire au coin des lèvres, ce qui me valut d'être haïe davantage.


J'attendais le carnaval avec impatience. Mes grands-parents maternels habitant Saint-Pierre, nous allions le fêter chaque année en famille, aux pieds embrumés de la Montagne Pelée. Quand j'étais toute petite, le carnaval me terrorisait pourtant, surtout les maquillages criards, les costumes effrayants, les hommes déguisés en femmes, la musique trop forte des tam-tam qui mettait en transe les adultes du quartier, ou la célébration de la mort de Vaval qu'on enflammait le dernier jour à la nuit tombée. Mais j'avais huit ans et j'étais une comète, plus rien ne pouvait m'impressionner. Avant, j'étais bouleversée par ces statues de lave refroidie de Pierrotains qui n'avaient pas eu le temps d'échapper à l'éruption de 1902. Avec leurs grimaces figées, leurs doigts tentant d'agripper une branche invisible, je les imaginais se débattant dans leurs carcasses de pierre volcanique et je faisais de grands détours pour ne pas les approcher. Mais désormais, j'osais les toucher, les caresser et il m'arrivait même d'entamer avec elles une conversation en créole, afin de les divertir de leur position éternelle. Ce qui surprenait et amusait bon nombre de touristes qui me prenaient en photo.


Pour ma périhélie, j'allais fêter le carnaval pour la première fois dans le brouhaha général de la capitale. Toute ma famille arriva à Fort-de-France, même mes cousines de Grand'Rivière, déguisées en libellules. La maison croulait de monde venu admirer la petite comète dans son costume doré. Je bénis chaque personne avec ma baguette étoilée, je fis des courbettes, des petits sauts à cloche-pied, j'étais intenable et surexcitée et j'avalai des litres de jus de prune de cythère pour tenter de me calmer. Extrême honneur, Mademoiselle Plantin et le directeur de l'école vinrent me chercher chez moi pour me conduire à l'école. Là, m'attendait dans la cour un char en papier mâché couleur de nuit et recouvert de planètes, avec au centre une carte de la Martinique qui saluait le passage de la comète de Halley. Ou plutôt qui me saluait moi.


Tous les écoliers s'étaient métamorphosés en météorites, enveloppés dans de la tulle marron, des petits chaussons noirs, des collants troués et des brassards en mousse en forme de pierre déchiquetée. Ma mère, émue, me lâcha la main, m'embrassa et je me laissai guider vers mon char par le directeur. Ma famille nous suivrait dans un cortège réservé aux parents. Mais avant de monter sur mon trône, Solange m'appela et me demanda de la rejoindre. Tout heureuse qu'elle accepte me parler, je m'exécutai :


- Tu es très belle dans ce costume, Chloé...

- Merci ! Et toi, tu es une bien jolie météorite…

- Je voulais t'offrir quelque chose pour te porter bonheur.

- Oh ? Merci Solange, il ne fallait pas !

- J'y tiens beaucoup, pour me faire pardonner de ces derniers jours où je ne me suis pas montrée très gentille avec toi... C'est un petit flacon de parfum, senteur goyave. Je vais t'en mettre un peu partout, car les comètes, ça doit sentir très bon et rien de tel que la goyave ! Qu'en dis-tu ?

- Avec grand plaisir ! De la tête aux pieds !


Tout le flacon y passa. Ma chevelure remplie de paillettes embaumait la goyave, mon fruit préféré. Mon costume semblait encore plus étincelant avec cette fragrance ensorcelante et je remerciai mille fois Solange de son attention. J'en avais les larmes aux yeux. Je montai sur le char tant bien que mal, aidée par Mademoiselle Plantin et le cortège put s'avancer. Dans les rues de Fort-de-France, tout n'était qu'allégresse. Des cris de joie m'accueillirent, je ne savais où donner de la tête. Des enfants déguisés en diablotins couraient après nous en hurlant, des grands-mères édentées nous envoyaient des baisers et des musiciens itinérants, faisaient résonner des steel drums ou secouaient leurs maracas. Tous venaient voir la procession de la comète et je me sentais fière comme une pharaonne.


Soudain, une nuée s'abattit sur moi. Attirés par la goyave géante qui se trémoussait sur son trône, guêpes et colibris entreprirent de la goûter. Quand les unes me piquèrent de leurs dards, les autres me picoraient de leurs becs. Je hurlai, me défendis en me couvrant le visage d'une main et ma baguette me servit d'arme de pacotille. La comète manquait de s'écraser. On arrêta le char. Son conducteur se précipita vers moi, me fit descendre de toute urgence et essaya tant bien que mal d'éloigner mes assaillants. Il fallut que des riverains me lancent plusieurs seaux d'eau sur le visage et le corps, pour qu'enfin guêpes et oiseaux daignent s'éloigner, désappointés. La musique cessa. Les enfants étaient bouches bée et les météorites, immobilisées en pleine action. Mademoiselle Plantin grimaçait d'épouvante. Etendue à terre sur les genoux de ma mère, je me cramponnai désespérément à ma baguette. Mon visage, mes bras, mes jambes étaient tuméfiés, recouverts de cloques, de griffures, de plaies ensanglantées. Mon beau costume n'était plus que lambeaux. Une guêpe avait même réussi à me piquer la langue, qui tripla de volume.


Quand je rouvris des yeux embrumés, Solange avait quitté son costume sombre pour un autre doré en un geste théâtral très étudié. Elle chuchota quelque chose à l'oreille du directeur qui opina du chef. Puis, l'air réjoui, elle décréta haut et fort que la parade devait continuer coûte que coûte. Tous furent de son avis : Fort-de-France méritait de voir sa comète ! Je la vis s'avancer vers mon char, on la fit monter sur mon trône et elle déroba ma gloire éphémère. Le cortège se remit en marche. La musique reprit de plus belle et tout autour de moi, on dansait, on chantait, on m'oubliait. Je restais étendue sur le sol, baignée des larmes de ma mère qui tentait de redonner forme à ma parure dévastée. Je brandis vers le ciel d'une main tremblante ma baguette étoilée pliée comme un roseau pour interrompre ce cauchemar, revenir en arrière, refuser la goyave comme Eve aurait dû décliner la pomme. Mais je n'étais pas une magicienne. Seulement une comète échouée au Paradis.

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